Critique de la finance comme fossoyeur des relations humaines
Paul Dembinski, fondateur de l´Observatoire de la finance.
LIVRE. Un universitaire genevois décortique les effets pervers de la «financiarisation» de la société.
Jean-Claude Péclet
Lundi 7 avril 2008
Une crise comme les autres?
Depuis neuf mois, d'innombrables parallèles ont été tirés entre les événements qui secouent les marchés et ceux de 1987, 1998, et 1929. Exercice limité, car chaque crise est particulière. Celle-ci l'est par l'ampleur des montants en jeu - qui aurait imaginé en 2006 qu'en six mois UBS (UBSN.VX) passerait par pertes et profits l'équivalent de deux «chantiers du siècle» sous les Alpes? - par l'imbrication inédite des acteurs concernés, mais aussi par le questionnement éthique d'un secteur qui vivait jusqu'à il y a peu dans une autre réalité, tout en influençant toujours plus celle des gens ordinaires, réduits au rang de spectateurs impuissants.
Les impuissants se révoltent
L'incompréhension et la colère grondent aujourd'hui. Depuis des mois, les manifestations d'employés menacés ou de propriétaires dépouillés se succèdent devant le siège des grandes banques de Wall Street. Les actes de vandalisme sont devenus si courants dans les maisons saisies suite au non-paiement des traites que les instituts financiers offrent des milliers de dollars aux occupants chassés pour éviter qu'ils ne répandent de l'huile de vidange ou du ketchup sur les murs et la moquette de leur ex-«sweet home».
Dans les pays pauvres, des émeutes éclatent parce que des afflux massifs de fonds spéculatifs projettent soudain le prix des matières premières agricoles à des hauteurs stratosphériques.
«La finance», comme on dit, ne représente que 5% des emplois américains, mais sa part des profits est passée de 10% à 40% du total entre 1980 et 2007, rappelait récemment The Economist. Soulignons: un emploi sur vingt, et près de la moitié des profits. Outre le fait qu'on ne sait pas aujourd'hui quels pans du château de cartes vont encore s'effondrer, on mesure à ces chiffres la montée en puissance d'une machine dont les mécanismes sont imperméables au commun des mortels, mais qui a largement dicté son rythme et ses comportements au reste de la société.
C'est cela qu'analyse le professeur Paul Dembinski.
Son livre Finance servante ou finance trompeuse?* était en gestation bien avant la crise des «subprime», mais celle-ci donne à ses réflexions une résonance troublante.
Dembinski pose des questions plus fondamentales que de savoir s'il faut adapter les bonus des traders ou renforcer le rôle des banques centrales.
La finance, une idéologie
Sa thèse est que la finance a progressivement glissé du statut d'activité parmi d'autres à celui d'idéologie. Elle a provoqué ce dernier quart de siècle «un glissement vers l'instrumentalisation de plus en plus générale de la relation humaine, sociale et économique, par la transaction; la transaction signifiant une sortie unilatérale et abrupte de la relation».
La «financiarisation» de la société s'inscrit dans le prolongement du rationalisme positiviste et du matérialisme et s'insère dans le paysage intellectuel du début des «années euphoriques».
Elle coïncide avec l'abandon du système de Bretton Woods et le «big bang» de la City, vite imité par les autres places financières. Elle a été possible grâce à l'explosion de l'informatique et de la communication, favorisant l'apparition de «méga-acteurs».
Accumulation de richesses
Cette consolidation est aussi celle de ce que Dembinski nomme les «silos d'épargne»: fonds de pension, fortunes des «high net worth individuals» et autres fonds souverains.
Elle a donné naissance à un nouveau type d'acteur économique «qui n'est ni entrepreneur, puisqu'il ne construit ni ne produit rien, ni consommateur; il se borne à gérer la valeur dans le temps, à l'instar d'un capitaine de bateau qui doit affronter les tempêtes (financières) pour amener le vaisseau (de la fortune) à bon port».
Quelques chiffres: de 1995 à 2005, les transactions sur produits dérivés sont passées de une fois à six fois le produit mondial; celles sur le marché des changes de 9 fois à 18 fois le produit mondial. En un peu plus de trente ans, le rapport entre les transactions financières et la valeur ajoutée a été multiplié par 50! Cette activité s'est concentrée sur les très grandes entreprises, dont les 800 principales représentent 10% du produit mondial et influencent le double de ce pourcentage.
Finance utile, ou finance comme fin en soi? interroge Dembinski, qui passe en revue les limites endogènes du phénomène. Il y a d'abord le glissement de l'intérêt à la cupidité, qui rompt les relations de confiance sous-jacentes à cette activité. Il en découle de nouveaux coûts de protection qui amoindrissent d'autant le sacro-saint rendement. Il y a ensuite la complexité et les effets de levier, qui créent les risques systémiques. A cela s'ajoutent les limites externes, comme le sentiment d'impuissance et la déresponsabilisation des individus.
Une des conclusions les plus détonantes du livre - peu développée, malheureusement - est le questionnement des «silos d'épargne» que nos sociétés ont eu tant de mal à constituer. Le régime des retraites par capitalisation est à la fois «un trésor, un dogme et une prison», écrit l'auteur, qui appelle de ses vœux «un examen sérieux de ses promesses, de son coût effectif et de ses conséquences systémiques». Et Dembinski de plaider pour un réapprentissage de la durée dans les relations.
*Editions Desclée de Brouwer, Paris, 2008, 200 pages. Paul Dembinski, professeur d'économie à l'Université de Fribourg, a fondé l'Observatoire de la finance en 1996 à Genève, puis a cofondé l'institut privé et indépendant Eco'Diagnostic, dont il est associé.
«La finance-marketing pollue le marché avec des risques non identifiés»
Paul Dembinski analyse la crise des «subprime».
Jean-Claude Péclet
Le Temps: La crise des «subprime» confère à votre livre une actualité brûlante. En quoi résume-t-elle «l'instrumentalisation des relations humaines» par la finance que vous décortiquez?
Paul Dembinski:Elle est symptomatique à plusieurs égards. Elle rappelle d'abord les excès de la vie à crédit, plus prononcés aux Etats-Unis qu'en Europe. Elle illustre ensuite la recherche effrénée de «clients cibles», solvables ou non, par des modèles statistiques intégrant cyniquement la part de casse sociale. Le but n'étant pas de développer des relations avec ces clients, réduits à une ligne sur un tableau Excel, mais de triturer et passer les crédits plus loin, le plus vite possible. C'est de l'intermédiation la plus pure. Autre exemple, dans un pays nordique, on propose des crédits aux étudiants par SMS! La finance devient du marketing, polluant le marché avec des risques non identifiés.
- Ce système atteint ses limites, écrivez-vous. Pourquoi?
- La finance consiste en un réajustement permanent de la couverture du risque. Mais jusqu'où le développement phénoménal du nombre de transactions qui s'est produit depuis 30 ans s'explique-t-il par la gestion du risque? En fait, le système s'auto-alimente par la soif de commissions de ses multiples acteurs, élevant la cupidité au rang de vertu. On en oublie le devoir de fiducie envers le client, transformé en chair à canon. Ceci a une conséquence forte qui est la perte de confiance envers les intermédiaires. Quand celle-ci disparaît, les coûts de protection augmentent. Aujourd'hui déjà, le coût macroéconomique de la gestion de fortune représente 2 à 3% des montants épargnés. C'est costaud. Si la méfiance généralisée rapproche ce coût de gestion du rendement que l'on peut raisonnablement attendre, la stérilité économique menace. Une autre limite découle de la complexité du système. La croissance du nombre d'intermédiaires crée une opacité extraordinaire et nous amène au bord d'une crise structurelle. Trop de complexité aboutit au chaos.
- L'explosion des transactions financières n'est-elle pas inhérente à la mondialisation des échanges? Peut-on revenir au bon vieux temps où l'on investissait dans l'entreprise du voisin?
- La transaction est indispensable, car elle ajoute de la liquidité au marché. Elle a permis le développement économique que nous avons connu. Aujourd'hui, on n'est plus «collé» avec ses actions Nestlé pour trois générations, et c'est bien ainsi. Ma question est: à partir de quand la transaction renforce-t-elle ou casse-t-elle une relation? Les mécanismes actuels de la finance sont conçus pour se débarrasser des relations le plus facilement possible, au lieu de les construire sur la durée. Ce modèle n'est pas viable.
«Le respect factice des règles rappelle la société communiste»
CRITIQUE DE LA FINANCE. Le monde académique a négligé les aspects humains et forgé la pensée unique qui sévit aujourd'hui.
Jean-Claude Péclet
- Vous suggérez de remettre en cause l'épargne par capitalisation, plaidant pour une «société de l'imprévoyance»!
- L'épargne par capitalisation est un pari bâti sur l'avenir, basé sur des projections démographiques et économiques. J'observe que ce pari, dont la justesse reste à prouver, nous rend de plus en plus prisonniers de notre avenir et entraîne des conséquences négatives sur le plan humain et social. Les «silos d'épargne» exercent un poids croissant sur l'économie. Parmi eux, les caisses de pension sont dans une situation paradoxale: elles affirment viser le long terme et, dans les faits, se retrouvent de plus en plus sous pression des rendements trimestriels.
Je vois aussi que le système se ferme aux PME et aux micro-entreprises pour se concentrer sur les grandes sociétés cotées qui représentent un quart du produit mondial. Quid du reste? L'irrigation de l'économie réelle par la finance est fallacieuse.
- Un échec de la mondialisation?
- On ne peut pas se passer de la mondialisation, mais l'investissement doit être intensifié dans l'économie de proximité. Tout comme je suis un fervent partisan du marché, sans être dupe de sa prétendue «transparence». La réalité est qu'il existe une forte asymétrie de l'information et de la compréhension entre les initiés et le public.
- «Il ne s'agit pas de moraliser la finance, mais de la soumettre à une finalité respectueuse de la dignité humaine», écrivez-vous. Les codes éthiques et les règles dont elle se dote vous paraissent-ils superflus?
- C'est l'éternelle distinction entre la lettre et l'esprit. La litanie de chartes, codes et autres «check-lists» ne sert à rien si l'on cultive par ailleurs des comportements du type «surtout ne te fais pas prendre», comme dans le cas du trader de la Société Générale Jérôme Kerviel. Ironiquement, ce respect factice des règles renvoie au réflexe qu'avaient développé les sociétés communistes centralisées et totalitaires. Le problème de fond est que notre société a externalisé les contrôles - à vice privé, surveillance publique. Nous avons perdu le sens de l'autolimitation, en particulier dans la finance.
- Le mode de rémunération à la commission aiguise la cupidité, dites-vous. Par quoi le remplacer?
- La question fondamentale est de savoir si le mode de rémunération sert la survie à moyen terme de l'entreprise. Le secteur financier a gonflé les revenus variables pour ne pas plomber ses résultats, et cela aboutit à casser des entreprises. Ses modes de rémunération développés depuis trente ans intéressent toujours plus les collaborateurs à des réalités externes à l'entreprise. Celle-ci mérite d'être protégée. Je ne préconise pas de solution toute faite, mais je partirais de la valeur ajoutée créée comme point de convergence de rémunération du travail et du capital, au lieu de répartir le gâteau avant qu'il ne soit constitué comme on le fait aujourd'hui.
- On assiste à un tour de vis réglementaire dans la surveillance des marchés. Qu'en pensez-vous?
- Je crains que, comme après l'affaire LTCM, on oublie d'appliquer les consignes de prudence dès que les choses auront repris leur cours normal. Il ne suffit pas de modifier quelques règles «pour que cela ne se reproduise plus». Nous sommes à un moment où le système lui-même doit être questionné. Le New Deal avait été une telle occasion. Il avait une dimension économique, mais aussi politique et sociale.
Nous en sommes loin aujourd'hui. La responsabilité en revient notamment au monde académique, qui a complètement négligé la pâte humaine dont est aussi faite la finance, au profit d'algorithmes de comportement. L'éthique doit y regagner son droit de cité.
Le régime des commissions en question
Jean-Claude Péclet
«Enfants de la mondialisation», les fonds (de pension, spéculatifs, de private equity ou souverains) sont devenus «les puissants agents de transformation d'un capitalisme mondial plus instable que jamais».
Philippe Escande et Solveig Godeluck, journalistes aux Echos, relèvent que «non seulement leur émergence n'a pas provoqué la crise que tout le monde attendait», mais qu'elle a permis «de circonscrire l'incendie».
Ces fonds ont secoué des entreprises assoupies, parfois sauvé des sociétés en détresse que d'autres avaient déjà enterrées.
Mais leur règne accentue les déséquilibres mondiaux au lieu de les amortir. Les hedge funds sont de «formidables accélérateurs de hausse des prix», dans l'énergie ou les matières premières. Et les auteurs rejoignent Paul Dembinski en dénonçant le régime des commissions occultes mises au service d'une cupidité généralisée. «La dictature de l'actionnaire manque aujourd'hui de contre-pouvoirs», concluent-ils.
«Les pirates du capitalisme», par Solveig Godeluck et Philippe Escande, Albin Michel, 262 p.
DI U RITUNDU
During times of universal deceit, telling the truth becomes a revolutionary act. George Orwell
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